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Le conseiller de l’office pour l’emploi m’a appris aujourd’hui qu’il existe des débouchés pour les fermiers dans l’espace, sur Île Un. J’ai posé ma candidature. Il n’y avait rien d’autre.
J’en ai parlé avec papa et maman au dîner. L’idée de me voir partir pour L4 ne les enchante pas mais ils m’ont affirmé tous les deux que si j’étais accepté et si je voulais partir, ils ne s’y opposeraient pas. Mais ce n’était visiblement pas de gaieté de cœur qu’ils me disaient ça.
Bon Dieu ! J’en ai assez de voir maman pleurer tout le temps et papa malade de peur ! Si seulement le temps s’était un peu arrangé ! Si seulement la compagnie n’était pas constamment sur le dos des gens pour les pousser à vendre…
En tout cas, papa pense que maman et lui pourraient se débrouiller en s’installant dans un village de retraite. Ils sont un peu jeunes pour ça mais ils n’y a pas d’autre solution compte tenu du peu d’argent dont ils disposent. N’empêche que c’est une perspective qui leur fait horreur – et je les comprends.
Il y a peu de chances pour que ma candidature soit retenue. Trop de gens essaient d’émigrer sur Île Un. Mais si je suis pris… que deviendront papa et maman ? Est-ce que je peux les abandonner ?
Journal intime de William Palmquist.
L’île de l’Ascension n’est guère plus que le cône d’un volcan éteint émergeant des eaux bleues de l’Atlantique sud. La majeure partie de sa surface évoque, avec ses laves noircies et les rochers qui la jonchent, le sol de la Lune. Les plages elles-mêmes sont plus rocailleuses que sablonneuses.
C’est un îlot isolé situé presque dix degrés au sud de l’équateur, à peu près à égale distance de l’Amérique du Sud et de l’Afrique. La terre immergée la plus proche est l’île de Sainte-Hélène, un rocher encore plus petit. C’est là que les Anglais exilèrent Napoléon.
Deux avions étaient garés en plein soleil à l’extrémité de la piste la plus éloignée de l’aéroport de l’île. Des véhicules au sol transformaient la lumière solaire en électricité afin d’alimenter leurs climatiseurs et de leur fournir leur éclairage. Aucun des deux avions ne portait de marque distinctive en dehors des énigmatiques numéros de série peints au pochoir sur leur queue. L’un d’eux était blanc et bleu. Celui-là était un biréacteur supersonique tout juste assez grand pour transporter dans des conditions de confort parfaites une personnalité importante et une suite de six personnes en plus des deux pilotes. Le second, beaucoup plus gros, était un quadriréacteur subsonique zébré de vert et de jaune – le camouflage jungle.
Emanuel De Paolo, les traits tendus, était assis derrière un bureau incurvé dans son compartiment privé. Un compartiment très luxueux. Les parois elles-mêmes étaient abondamment capitonnées. Mais c’était une pièce minuscule et six personnes auraient eu du mal à tenir autour du bureau plastifié. C’était d’ailleurs sans importance. Il n’y aurait que deux hommes à cette conférence.
Le directeur du Gouvernement mondial se tourna vers l’un des petits hublots ovales et jeta un coup d’œil en direction de l’énorme appareil militaire parqué à côté de son jet. Ce que le camouflage militaire manque d’originalité ! se dit-il. Je parie qu’il sera en uniforme kaki et aura une casquette de joueur de base-ball.
Le secrétaire entra silencieusement. On n’entendit que le déclic de la serrure de la porte.
— Ils viennent d’appeler, annonça-t-il. Ils sont d’accord pour qu’il monte à bord. Il sera là dans cinq minutes.
Le directeur remercia son assistant d’un signe de tête.
— Ainsi, les diplomates se sont entendus sur le protocole. C’est déjà un premier pas.
L’Éthiopien sourit – dents blanches sur peau d’ébène.
— Le précédent a été établi depuis longtemps. Nous sommes sur un territoire appartenant au Gouvernement mondial. Donc, vous êtes la puissance invitante. Donc, c’est à lui de se déranger. Mais le dîner aura lieu dans son avion et c’est vous qui devrez vous déplacer.
De Paolo haussa les épaules.
— Quels enfantillages !
Le secrétaire s’éclipsa et le directeur attendit. Combien de kilomètres chacun de nous deux a-t-il franchis pour être au rendez-vous ? Six mille cinq cents ? Sept mille ? Comment les diplomates s’en seraient-ils tirés s’il n’y avait pas eu un endroit presque équidistant de Messine et de Buenos Aires ?
On frappa discrètement et avant même que De Paolo ait eu le temps de faire autre chose que de lever la tête, le secrétaire ouvrit et annonça :
— Le colonel César Villanova, Votre Excellence.
Le directeur se mit debout. Le poids de ses quatre-vingts ans raidissait son dos et ses jambes.
Villanova entra avec circonspection dans le compartiment exigu en jetant un coup d’œil à la ronde comme un chat pénétrant dans un environnement qui ne lui est pas familier.
Il ne ressemblait absolument pas à l’idée que De Paolo s’était faite de lui. Il était grand mais il avait la solide carrure d’un travailleur manuel. Le nez en bec d’aigle d’un Indien des Andes, des mains rugueuses et calleuses. Pourtant, sa voix avait, une douceur presque féminine quand il dit en espagnol – un espagnol fleurant les montagnes et les pâturages :
— Je suis honoré, señor director.
Ce n’est pas un homme des villes, songea De Paolo.
— Tout l’honneur est pour moi, répondit le vieil homme. Vous avez été très aimable d’accepter cette rencontre avec si peu d’hésitation.
Villanova secoua presque imperceptiblement le menton. Ses yeux étaient gris clair, son épaisse toison gris acier. Son uniforme vert ne faisait pas un pli.
— Mais asseyez-vous donc, reprit De Paolo en lui indiquant le fauteuil de plastique garni de coussins. Euh… mon chef du protocole ne sait pas très bien comment il convient que je m’adresse à vous. Nous savons que vous aviez le grade de colonel de l’armée chilienne il y a quelques années. Mais à présent… Avez-vous choisi un titre en tant que chef du gouvernement argentin ?
Villanova secoua la tête.
— Je ne suis pas un administrateur, Excellence, je ne suis qu’un soldat. Je ne veux pas commettre la déplorable erreur qu’a commise Bolivar.
— Vous avez quand même repris son surnom.
— C’est ma seule vanité, répliqua l’autre avec un léger sourire, presque comme s’il se sentait confus. L’unique titre que je convoite est celui d’El Libertador.
— Je comprends.
Villanova hocha à nouveau la tête.
— Voudriez-vous boire ou manger quelque chose ?
— Non, merci.
De Paolo considéra un instant son visiteur. D’après son dossier, il a cinquante-deux ans mais il ne les fait pas.
— Je serais désireux de connaître l’objet de cette rencontre, Excellence. Mes conseillers m’ont dit que vous l’avez personnellement souhaitée. (Il sourit mais, cette fois, avec ironie.) Certains de mes amis m’ont avisé de ne pas me rendre à votre invitation. Ils craignent un piège.
De Paolo lui rendit son sourire.
— Un piège très raffiné. Je désire capturer votre cœur.
El Libertador haussa les sourcils.
— J’ai voulu, poursuivit le directeur du Gouvernement mondial, j’ai voulu vous rencontrer en personne afin de vous demander en toute sincérité de rejoindre le Gouvernement mondial.
— Mais c’est impossible.
— Pourquoi donc ? Vous êtes le chef d’une grande nation. Or, tous les pays sans exception sont affiliés au G.M. Pourquoi en irait-il autrement de l’Argentine ? Aussi, je vous suggère d’adhérer à notre organisation comme l’a fait votre prédécesseur.
— L’une des raisons pour lesquelles nous avons renversé le précédent gouvernement était qu’il prenait ses ordres à Messine, rétorqua Villanova d’une voix égale.
— Des ordres ? Écoutez…
— Et qu’il versait des impôts au Gouvernement mondial. De lourds impôts qui auraient été mieux utilisés à alléger le sort des pauvres de ce pays.
— Allons donc ! Les impôts que vous versez au Gouvernement mondial représentent une somme inférieure à ce que vous coûtait votre budget militaire avant que nous ayons proclamé le désarmement.
— Cela remonte à bien des années. Les impôts que nous vous payons, nous vous les payons aujourd’hui. Cette année. Les enfants qui meurent de faim meurent aujourd’hui !
— Mais nous expédions des vivres aux pays nécessiteux. Nous avons des programmes…
— Dont le peuple ne voit jamais la couleur. Vos programmes engraissent les riches et les pauvres ont faim. Pourquoi croyez-vous que le peuple argentin, que tous les peuples du monde sont prêts à rallier El Libertador ? Parce qu’ils affectionnent le Gouvernement mondial ? Parce qu’ils sont heureux avec lui ?
De Paolo réfléchit quelques secondes avant de répondre sans hâte :
— Pourquoi, dans ce cas, ne pas nous rejoindre et prendre vous-même la direction de nos programmes d’assistance ?
Villanova rejeta la tête en arrière et tressaillit comme s’il avait reçu une décharge électrique.
— C’est… c’est une offre très généreuse.
— Que je vous fais du fond du cœur.
— Mais, je vous le répète, je suis un soldat, pas un administrateur. Derrière un bureau, je serais perdu.
— Vous êtes un chef. D’autres peuvent se charger des tâches administratives. Vous seriez l’inspirateur.
— Et qui sera mon patron ? fit Villanova après une longue pause.
De Paolo haussa les épaules.
— Le Gouvernement mondial, naturellement.
— C’est-à-dire les mêmes hommes sans visage qui le dirigent actuellement, les mêmes hommes qui laissent les villages s’installer dans la famine et les grandes villes pourrir sur pied.
— Nous essayons…
— Mais vous avez échoué.
— Nous n’échouerions pas si vous coopériez avec nous, riposta De Paolo en haussant le ton. Vous et vos protecteurs.
— Quels protecteurs ? Je n’ai d’autre appui que les pauvres et les affamés.
De Paolo agita la main pour l’interrompre.
— Soyons sérieux, señor. Est-ce une coïncidence si la sécheresse qui a ravagé la province productrice de bétail s’est brusquement évanouie à partir de l’instant où vous avez mis le nouveau gouvernement en place ? Est-ce une coïncidence si l’on a découvert que les réservoirs alimentant Santiago étaient à tel point pollués par les bactéries que la capitale du Chili est désormais obligée d’acheter son eau potable à l’Argentine ?
Villanova marqua le coup :
— Que voulez-vous dire ? De quoi m’accusez-vous ?
— Les multinationales ont fait votre jeu en sabotant la météorologie. Elles empoisonnent les citernes, elles répandent des maladies afin de provoquer la misère et la famine qui vous ont ouvert la voie de la victoire et du pouvoir !
— C’est faux !
Mais le démenti de Villanova manquait de conviction.
— Les ouragans en Inde, les inondations en Suède, les émeutes, les épidémies… et, d’un bout à l’autre du monde, des révolutionnaires et des guérilleros qui manifestent contre le Gouvernement mondial en brandissant votre portrait !
— Sainte Mère de Dieu, est-ce que je suis responsable du temps qu’il fait ?
— Quelqu’un l’est !
— Je n’ai jamais rien entendu de pareil !
De Paolo sentait le sang battre la chamade à ses tempes.
— Alors, de deux choses l’une : ou vous êtes un menteur ou vous êtes un imbécile ! Les consortiums trafiquent les climats, ils ont déclenché une guerre écologique à l’échelle planétaire pour saper le Gouvernement mondial. Et vous en êtes le bénéficiaire. C’est vous qu’ils aident.
— Moi ? C’est votre Gouvernement mondial qui engraisse les consortiums et qui affame les pauvres.
— Quelle absurdité !
— C’est la vérité ! Qui profite des expéditions de grain ? Qui vend des médicaments au monde entier ? Pourquoi toute l’énergie des satellites solaires va-t-elle aux pays de l’hémisphère nord ?
De Paolo lutta pour recouvrer son sang-froid.
— Nous nous efforçons de placer les consortiums sous notre autorité et de les contrôler, mais ils ont une puissance énorme. Et nous avons la preuve qu’ils vous apportent leur concours, à vous et à d’autres mouvements révolutionnaires comme le F.R.P.
— Je vous donne ma parole que j’ignore tout de cela.
— Eh bien, prouvez votre bonne foi.
— Comment ?
— En adhérant au Gouvernement mondial et en collaborant avec nous au lieu de travailler contre nous.
— Je ne peux pas. Mes partisans se révolteraient.
— Alors, nous devrons vous écraser.
— Essayez donc ! le défia Villanova, les narines frémissantes. Si les vieillards décrépits qui forment votre Conseil en ont le courage, ils s’apercevront que les affamés sont capables de se battre. Nous n’avons plus rien à perdre. Nous savons que la mort est à nos trousses. Attaquez l’Argentine et ce sera l’Amérique latine tout entière qui s’embrasera, croyez-moi sur parole. Tout l’hémisphère sud !
Paolo se rendit soudain compte de ce que sa colère refoulée lui avait fait dire. Imbécile ! Toutes ces années de retenue perdues à cause d’un aventurier !
Il fit marche arrière :
— Je ne parle pas de faire la guerre. Aucun d’entre nous ne désire semer la mort et la destruction. Je vous supplie de voir le monde tel qu’il est réellement. Pourquoi pensez-vous que les consortiums vous patronnent ?
— Je n’ai pas de preuves indiquant qu’ils le fassent.
— Il en existe, insista De Paolo. Ils savent qu’en vous aidant, ils affaiblissent le Gouvernement mondial. Ils peuvent le disloquer en fomentant des mouvements révolutionnaires. Et que restera-t-il quand tout sera en ruine ? Un monde fracassé, éclaté en une poussière de nations séparées, à la fois trop débiles et trop orgueilleuses pour ne pas l’être. Et quelle sera alors la force dominante ? Les consortiums ! Ils seront les maîtres de la Terre. Ils ne feront qu’une bouchée de vos petits gouvernements nationaux.
— On dirait les rêves paranoïaques d’un…
Villanova hésita et laissa sa phrase en suspens.
— Oui, allez jusqu’au bout de votre pensée ! D’un vieillard, n’est-ce pas ? C’était ce que vous vouliez dire ? Mais il ne s’agit pas de paranoïa. C’est la vérité. Ils se servent de vous. Et quand ils auront atteint leur objectif, quand ils auront détruit le Gouvernement mondial, ils vous balaieront comme un fétu de paille !
— Qu’ils essaient donc !
— Ils réussiront… si, toutefois, il reste encore quelque chose après la chute du Gouvernement mondial. Nous luttons pour sauvegarder l’ordre, pour maintenir la stabilité et la paix. S’ils parviennent à leurs fins, s’ils jettent bas le Gouvernement mondial, le chaos qui s’ensuivra anéantira tout… tout !
— Non, rétorqua doucement Villanova. Le peuple demeurera. La terre. Les champs. Quoi qu’il arrive, le peuple sera toujours là.
— Mais combien restera-t-il de survivants ? (De Paolo était oppressé et les mots sortaient difficilement de sa bouche.) Des milliards d’êtres mourront. Des milliards !
Villanova se leva. Son crâne frôlait presque le plafond capitonné.
— Je ne crois pas qu’il puisse sortir de cette discussion autre chose que de nouvelles récriminations. Avec votre permission…
— Partez ! gronda De Paolo que fouaillait maintenant une douleur qui s’irradiait en lui. Partez et allez retrouver vos petits jeux égoïstes de puissance et de gloire ! Vous vous figurez que vous aidez les gens ? Vous contribuez à leur assassinat.
El Libertador pivota sur lui-même et sortit. Le secrétaire de De Paolo glissa la tête par la porte avant qu’elle se refermât. Atterré, il ouvrit la bouche toute grande.
— Monsieur !
De Paolo, le visage terreux, haletant, avait basculé sur son siège. Une souffrance brûlante lui déchirait la poitrine.
Le jeune Éthiopien se précipita sur le communicateur.
— Faites venir immédiatement le médecin !